« Ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité »
Jacques Chirac, extrait du discours prononcé le 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’
Les travaux de la Mission Mattéoli
Le 25 mars 1997, le Premier ministre de la République française mettait en place une Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France pendant l’Occupation, dite Mission Mattéoli, du nom de son président, Jean Matteoli, ancien résistant et alors président du Conseil économique et social. Cette Mission était chargée d’étudier le mode de spoliation des biens juifs qui avaient été saisis tant par l’occupant que par les autorités de Vichy entre 1940 et 1944, d’en évaluer l’ampleur et de localiser ces biens[1].
La Mission Mattéoli a travaillé sur différents domaines, de l’« aryanisation » économique aux spoliations des biens laissés par les internés dans les camps (notamment à Drancy) en passant par le pillage des logements, et plus particulièrement sur les « confiscations » bancaires. Elle a ainsi permis de mettre en lumière, de manière très documentée, l’importance des spoliations dont ont été victimes les Français de confession juive pendant l’Occupation.
Les Caisses d’Epargne ont été partie prenante du groupe de travail mis en place par la Mission Mattéoli pour étudier l’aspect spécifique des « spoliations bancaires »[2]. Un rapport de plusieurs milliers de pages recensant l’ensemble des comptes bloqués en 1941 et/ou spoliés au sein des Caisses d’Epargne et leur devenir, ainsi qu’un rapport sur les coffres forts en déshérence, a été remis fin 1999 à la Mission Mattéoli par l’équipe formée pour travailler sur le sujet.
Les mesures confiscatoires édictées pendant l’Occupation dans les banques
Une ordonnance allemande du 28 mai 1941, suivi d’une loi française du 22 juillet de la même année, ordonnent aux établissements bancaires le blocage des comptes des personnes considérées comme juives. Ce blocage devient systématique à l’occasion d’une ordonnance allemande du 17 décembre 1941, imposant à la communauté juive, le paiement d’une amende d’un milliard, « en représailles à la suite des attentats perpétrés contre l’Occupant ».
A cette date, le recensement des comptes « juifs », en zone occupée, est entrepris de manière méthodique. Des listes nominatives, comprenant le nom des titulaires de comptes bloqués et le solde de leur compte, sont dressées par les établissements et envoyées aux autorités allemandes. Pour pourvoir au paiement de l’Amende, les comptes dont le solde étaient supérieurs à 10 000 francs subissent alors, entre autres soustractions discriminatoires, un prélèvement de 50%.
Dans les Caisses d’Epargne de la zone nord, le blocage a concerné, selon les sources archivistiques étudiées, plus de 3000 livrets, dont les soldes étaient très modestes, pour leur très grande majorité. Les Caisses d’épargne ne détenant pas de comptes-titres, elles n’ont pas été concernées par les mesures de vente ou liquidation forcée imposées par ailleurs sur ce type d’avoirs.
Le déblocage des comptes a été effectué à la Libération et de mesures de restitutions mises en place
L’accès aux coffres forts détenus par des personnes considérées comme juives leur fut également interdit pendant l’Occupation, et un certain nombre de valeurs fut saisi par le service allemand compétent, le Devisenschutzkommando. Il est à noter que des mesures de protection des avoirs conservés dans les coffres ont été prises par certains établissements (à la Caisse d’épargne de Paris notamment) qui ont décidé de la délocalisation du contenu des coffres en zone libre.
Fruit des travaux menés à l’époque, la FNCE détient aujourd’hui une base de données complète informant, au regard des comptes bloqués en 1941 dans les Caisses d’Epargne, du devenir de ces comptes, tant pendant les années d’Occupation qu’après la Libération. Elle dispose également d’une masse d’archives importantes, classées par Caisse d’Epargne, sur les années de guerre.
À l’issue de l’important travail collectif réalisé avec la contribution des banques, le processus de spoliation financière a ainsi pu être analysé dans toute son ampleur et sa complexité. Au-delà, les recherches ont également porté sur les procédures de restitution effectuées après le rétablissement de la légalité républicaine, le 9 août 1944 (déblocage des comptes, indemnisation) et le devenir des comptes de chacun des déposants (réactivation, déshérence). De telles investigations ont mis en lumière des parcours de vie très douloureux et rappelé que les restitutions édictées dans l’après-guerre, quelle qu’ait été leur ampleur, comportaient de nombreux manques. Les biens de déportés exterminés avec leurs proches, des familles séparées par la guerre et l’exil n’ont ainsi jamais été réclamés par personne et les comptes ont peu à peu été prescrits.
La Commission pour l’indemnisation des victimes des spoliations
En conclusion de ces travaux, la Mission Mattéoli a émis une série de recommandations, avec pour objectif de consolider le travail de mémoire réalisé sur la période et permettre de pourvoir aux nécessaires indemnisations individuelles des victimes. Sa recommandation n°8 édicte le principe général de ces dernières :
« Quand un bien dont l’existence en 1940 est établie a fait l’objet d’une spoliation et n’a pas été restitué ou indemnisé, l’indemnisation est de droit quels que soient les délais de prescription en vigueur. »
Dans ce but, le 17 novembre 1998, elle propose au Premier ministre la création d’une instance dédiée chargée d’examiner les demandes formulées par les victimes des législations antisémites ou par leurs ayants droit et d’y apporter des réponses qui pourraient prendre la forme d’une réparation. Créée à l’automne 2000, cette instance prend pour nom la Commission d’indemnisation des victimes des spoliations (CIVS).
La CIVS est chargée d’instruire les demandes des requérants. Des œuvres d’art aux comptes bancaires, en passant par les saisies matérielles, elle examine l’ensemble des confiscations exorbitantes de droit commun réalisées pendant l’Occupation qui concernent des biens de nature et de valeur très diverses.
Pour les dossiers étudiés au titre des réparations bancaires, ou faisant état d’un compte bancaire, la CIVS saisit la banque concernée et lui envoie le dossier du requérant. L’établissement est alors chargé d’étudier le dossier et d’émettre un avis sur la recevabilité de la demande d’indemnisation le concernant. Près de 500 dossiers ont ainsi été instruits depuis la création de cette Commission au titre des Caisses d’Epargne, par la Caisse nationale des Caisses d’Epargne jusqu’en 2010, et depuis par la Fédération nationale.
Les procédures d’indemnisations bancaires : les Accord de Washington
Le 18 janvier 2001, les gouvernements français et américain ont signé un accord relatif à l’indemnisation des spoliations intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les banques et les institutions financières ayant exercé une activité en France pendant cette période s’engagent, par cet accord, à restituer aux détenteurs d’avoirs bancaires ou à leurs ayants droit, les sommes bloquées à la suite des législations antisémites mises en œuvre par le gouvernement de Vichy et les autorités allemandes d’Occupation. Ainsi, l’Accord de Washington contribue de manière significative à indemniser les victimes de la Shoah en France en même temps qu’il en « honore la mémoire ». Dans le cadre de l’Accord, les banques se sont engagées à satisfaire toute demande approuvée par la CIVS.
L’Accord prévoit la mise en place de deux fonds pour permettre l’indemnisation des victimes : le “ Dépôt ” ou compte séquestre (Fonds A) et le “ Fonds ” (Fonds B). Ces deux fonds ont été provisionnés par les banques, notamment par les Caisses d’Epargne.
- Le premier (Fonds A), à hauteur de 50 millions de dollars. Il sert à assurer le paiement des avoirs bancaires non restitués et dont le montant précis a pu être évalué.
- Le second (Fonds B), d’un montant de 22,5 millions de dollars. Il servait à l’origine à indemniser les personnes de « bonne foi » n’ayant pu prouver par les archives les spoliations dont ils ont été victimes. Un montant forfaitaire de restitution a été prévu à hauteur de 3000 dollars pour les requérants. Ces indemnisations sous affidavit sont forcloses depuis le 2 février 2005. Tout dossier sans compte identifié arrivé après cette date de forclusion a fait l’objet d’une décision négative de la CIVS.
Enfin, toujours dans le cadre de l’Accord, les banques ont contribué, pour 100 millions d’euros, à la dotation de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, créée en France le 26 décembre 2000. Celle-ci a, entre autres, pour vocation d’assister les organisations chargées d’apporter un secours aux victimes de la Shoah et à leurs héritiers dans le besoin.
Le dossier mené depuis plus de 20 ans sur les spoliations juives est source d’enseignements et impose la vigilance, autant que l’humilité.
On ne sort pas indemne des travaux réalisés, tant ils croisent des chemins brisés, de vies empêchées. Côté bancaire, les documents n’ont pas la « cruauté » de ceux ayant trait à la déportation ou à la police aux questions juives. C’est bien souvent « un univers de chiffres et de circulaires, d’un effrayant business as usual qui rappelle et doit témoigner que l’horreur et l’inhumanité peuvent prendre les habits ou les chemins de la banalité, de l’administratif.»[3]
Ce dossier a montré combien les recherches historiques et archivistiques menées, notamment au sein des Caisses d’Epargne et dans les autres banques, avaient été importantes pour éclairer une période de l’histoire de France restée encore floue et ont pris toute leur part dans le travail de mémoire qui a été fait et doit continuer à être fait. Il souligne l’importance qu’il y a à assurer une conservation raisonnée des archives patrimoniales : notre devoir de mémoire !
[1] Cette mission a pour objet d’examiner les conditions dans lesquelles des biens, immobiliers et mobiliers, appartenant aux Juifs résidant en France ont été confisqués, ou d’une manière générale, acquis par fraude, violence ou dol, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy entre 1940 et 1944, de rechercher la destination que ces biens ont reçue depuis la fin de la guerre et de déterminer, dans la mesure du possible, leur localisation et leur situation juridique actuelles, et d’établir un inventaire des biens accaparés sur le territoire français qui sont encore détenus par les autorités publiques
[2] Les banques françaises ont souhaité traiter cette question en France, sur la base d’éléments objectifs fondés autant que faire se pouvait sur des sources d’archives ; elles s’en sont remises aux travaux de la Mission Mattéoli, à la disposition de laquelle elles ont mis leurs archives, leurs archivistes, tout en finançant certains travaux de saisie des données.
[3] « Les demandes sociales. Cas des archives bancaires et des spoliations », Roger Nougaret, in Gazette des archives, 2009.