Comment se traduit la crise sanitaire actuelle sur le plan des grands équilibres macroéconomiques ?
Alain Tourdjman : Nous sommes entrés dans une période de récession généralisée avec une contraction du PIB mondial de 4 à 5 points. Le choc enregistré a ceci de particulier qu’il est asymétrique et paradoxal. Paradoxal car le secteur qui est généralement le plus résilient à la crise, les services, se trouve le plus exposé tandis que des activités comme l’industrie résistent mieux.
Asymétrique aussi car la crise impacte fortement les pays de l’OCDE, alors que la Chine retrouve dès la fin de cette année le niveau d’activité de 2019. Un tel mouvement aura des effets structurels sur l’économie mondiale : réduction de la croissance potentielle en lien avec la destruction de capital provoquée par la crise, à la fois physique – les défaillances d’entreprises – et humain avec la montée du chômage ; renforcement de la Chine comme challenger des États-Unis ; à l’échelle européenne, à la fois une plus forte solidarité avec l’avènement d’un fédéralisme budgétaire et une asymétrie croissante entre les pays du nord moins endettés et les pays du sud dont la crise a exacerbé la fragilité financière ; enfin, une montée généralisée des déficits publics mais aussi une emprise plus forte de l’État sur l’économie.
Nombre de secteurs comme l’aéronautique, la restauration, l’énergie… sont fondamentalement remis en cause par de nouvelles pratiques et réglementations et leur business-model devra être redéfini. La croissance de demain ne pourra retrouver la dynamique d’hier qu’à la condition de reconstituer du capital et du savoir-faire, particulièrement dans des secteurs à fort potentiel, d’où les choix de développement de l’hydrogène et de la transition énergétique des bâtiments, mais cela prendra du temps.
Quelles traductions les plans de relance auront-ils sur l’endettement de la France ?
Alain Tourdjman : Les différentes mesures d’aide à l’économie prises par le gouvernement vont conduire à un déficit public de l’ordre de 10 % du PIB et à une dette publique avoisinant les 120 % du PIB. La France de 2020 se rapproche ainsi de la situation de l’Italie en 2019. Certes, nous assistons à une redéfinition du rôle des banques centrales. Elles apparaissent désormais comme des prêteurs en dernier ressort et achètent une part croissante des dettes publiques, notamment en Europe.
Tant que cette dette reste détenue par les banques centrales et se maintient à des taux bas, voire négatifs, la solvabilité de la France n’est pas mise en cause. Mais tout épisode de remontée significative des taux ou toute annonce de la BCE d’une sortie, même à moyen-long terme, de cette politique serait problématique.
Ces deux hypothèses ont une très faible probabilité de réalisation à moyen terme : comme le montre la révision des cibles d’inflation, la politique monétaire est aujourd’hui de facto contrainte par l’obligation de préserver la solvabilité des états européens et de limiter les spreads de taux entre les pays de la zone Euro. Il faut s’attendre à des taux longs proches de zéro ou négatifs sur une période assez longue.
Quel est l’état de santé actuel des entreprises dans ce contexte ?
Alain Tourdjman : À l’entrée dans la crise, les entreprises françaises étaient déjà fragiles avec un taux de marge inférieur à la moyenne européenne et un taux d’endettement qui lui était supérieur. Depuis mars 2020, le taux de marge a relativement bien résisté et l’investissement ne s’est pas effondré, cependant l’endettement s’est encore accentué et la productivité a été entamée par les mesures sanitaires.
Des pans entiers du tissu productif sont sinistrés : la construction se redresse lentement et la production de matériels de transport est toujours en difficulté même si le second confinement a moins pesé que le premier mais les services aux ménages, une partie du commerce et l’hôtellerie-restauration ont subi deux chocs majeurs en moins d’un an. Actuellement, l’ampleur des mesures de soutien permet de maintenir en vie les entreprises viables mais empêche aussi de distinguer les véritables faiblesses des entreprises.
Enfin, les TPE et les PME, souvent moins diversifiées et disposant de moindres réserves sont spécifiquement vulnérables, même si, concernant les PME, la tendance au renforcement de leurs fonds propres depuis 2009 a accru leur résilience avant la crise.
Comment évaluez-vous l’impact du plan de relance ?
Alain Tourdjman : Les aides d ’urgence ou d’accompagnement ont été considérables : chômage partiel, fonds de soutien, PGE, reports d’échéances fiscales, sociales et bancaires…
Cet effort massif a permis à la plupart des entreprises de se prémunir contre une crise de liquidité, de telle sorte que l’on a observé en 2020 le plus bas niveau de défaillances depuis la création de la série en 1991. En particulier, les PGE, largement souscrits mais peu utilisés ont constitué une forme d’assurance contre le risque d’illiquidité. Au total, on peut estimer que les défauts de 2020 auraient dû atteindre presque le double du niveau actuel.
Bâti sur trois piliers – la transition écologique, la compétitivité et la cohésion sociale et territoriale – le plan du gouvernement a évité le piège d’une relance de la consommation qui aurait profité à l’épargne et aux importations. Mais ce plan présente deux risques : le décalage temporel- son impact sera surtout sensible en 2022 alors que le rythme de la reprise en 2021 sera décisif pour limiter l’attentisme et une approche peut-être trop « politique », fondée sur des grands projets stratégiques, mais qui pourraient ne pas trouver le relais nécessaire à une mise en œuvre sur le terrain dans les projets concrets des entreprises.
La sortie de la crise serait-elle loin d’être assurée ?
Alain Tourdjman : En 2021 nous devrions avoir un passage critique : au moment de la remontée d’activité, les entreprises vont faire face à une croissance de leur besoin en fonds de roulement qui pourrait coïncider avec le tarissement des aides et les obligations de remboursement de reports d’échéances et de prêts. Le prolongement possible des PGE répond en partie à cette crainte mais les sources de fragilité des entreprises vont largement au-delà des seuls PGE.